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Exposition du 26 janvier au 26 mars 2017 - Vitrine 7 place du Parlement, Bordeaux

Mathias Tujague - ni "yeux", ni "larmes", ni "bouillons"

 

Ni « yeux », ni « larmes », ni « bouillons » (1)

 

La pratique de Mathias Tujague, qui mêle l’installation et la production d’objets sculpturaux, se dirige résolument vers la création de situations et d’environnements à expérimenter. 

L’artiste poursuit ses recherches formelles issues d’éléments « naturels » (feuilles de platane, bois carbonisé, cristaux, concrétions, mousses et lichens), qu’il reproduit ou démultiplie en changeant de matériaux et d’échelle.

Remontant aux origines du Crystal Palace, qui a donné son nom à la vitrine, il s’inspire du nénuphar géant d’Amérique du sud, Victoria amazonica, fascinant de par son gigantisme, l’architecture de ses feuilles et l’incroyable beauté de sa courte floraison. 

Découverte dès 1801 par le botaniste allemand Thaddäus Haenke, la plante sera nommée Victoria en 1837 en hommage à la souveraine anglaise. Après de nombreux échecs il faudra attendre 1849 pour voir les premiers plants issus de graines se développer timidement au Jardin botanique royal de Kew.

Un plant est alors confié à Joseph Paxton, responsable des jardins du Duc de Devonshire à Chatsworth. Le génie et l’inventivité de ce jeune paysagiste ne sont plus à prouver depuis la construction de la grande serre du domaine, admirée par tous. Fidèle à sa réputation montante, il sera le premier à optimiser les conditions de culture de la plante et à la faire fleurir, ce qui fut célébré à Londres comme un évènement historique et lui valut d’être anobli par la reine Victoria.

Fasciné par la solidité de la feuille (la mode des enfants pris en photo sur les feuilles date de cette époque), il se serait inspiré du réseau des nervures de la face immergée pour édifier la structure de ses verrières, notamment celle de son chef d’œuvre architectural, le Crystal Palace. Destinée à abriter la première Exposition universelle à Londres, cette monumentale serre est construite en un temps record grâce à l’emploi d’éléments préfabriqués standardisés, un système novateur et breveté. Le Crystal Palace, inauguré à Hyde Park en 1851, démontre alors la supériorité industrielle et technique du Royaume-Uni. 

Mathias Tujague reprend le graphisme de la structure haute de la nef, découpé en négatif dans un adhésif réfléchissant apposé sur la vitre. La «demi-rosace» initiale conçue par Paxton est doublée, recréant un cercle complet afin de revenir à l’inspiration originelle. 

Au second plan, à travers les jeux de miroir reflétant la place, se distingue la face supérieure de la feuille, celle qui est visible naturellement, telle une dispersion d’ondes à la surface d’un plan d’eau. Dressée à la verticale, elle semble suspendue, semblable à un gong, un disque solaire ou un tableau circulaire de Monet.

Cette scénographie rejoue étonnamment les codes de présentation des stands des foires d’expositions universelles et des passages du 19ème siècle, ancêtres de nos vitrines, où « la possibilité d’observer à distance et en toute sécurité offre un effet à la fois de recul temporel (les spécimens d’histoire naturelle et les dioramas) et un anonymat qui confèrent au spectateur un détachement et une puissance lui permettant de contempler avidement un objet enfermé et désormais soumis. » (2)

La couleur invariable des murs est une moyenne chromatique d’un tableau des Nymphéas de Monet. Chaque soir, des variations lumineuses baignent l’espace d’exposition, recréant en accéléré l’évolution colorimétrique de la fleur qui, dans la nature, passe en un jour et deux nuits du blanc nacré au rose fuchsia. L’éclosion, nocturne, extraordinaire, s’accompagne d’une élévation de la température de la fleur (3), facilitant la dispersion d’un puissant parfum d’ananas, irrésistible pour le coléoptère qui la féconde avant qu’elle ne fane et ne disparaisse sous l’eau.

 

L’artiste, en démultipliant les surfaces et les textures, s’éloigne d’une représentation naturaliste, opérant une hybridation entre végétal et minéral.

Il confronte le verso schématisé, rationalisé et froid au recto organique, ondoyant et sensuel pour façonner un « aquarium fleuri » (4) , un environnement onirique où l’éclosion d’une plante aquatique se transforme en paysage flottant crépusculaire.

 

(1) Le titre fait référence aux différents défauts que l’on pouvait trouver dans les vitres innovantes fabriquées au 19ème siècle par l’industrie verrière pour les serres. Il convenait de les éviter car ils produisaient des effets de loupe susceptibles de brûler les feuillages. Issu du livre De l’orangerie au palais de cristal, une histoire des serres, Yves-Marie Allain, éditions Quæ, 2010.

(2) Royaume de l’artifice. L’émergence du kitsch au XIXe siècle, Céleste Olalquiaga, Fage éditions, 2013.

(3) Ce processus de production de chaleur dans les organismes, appelé thermogenèse, est rarissime dans le monde végétal. On le trouve chez les deux nénuphars géants du genre Victoria (amazonica et cruziana), le chou puant (Symplocarpus foetidus), le lys de Voodoo (Amorphophallus titanum)…

(4) Terme employé par Claude Monet pour parler de ses Nymphéas. En 1889, le célèbre peintre impressionniste tombe littéralement sous le charme des nénuphars de Joseph Bory Latour-Marliac présentés à l’Exposition universelle de Paris. Il agrandit son jardin de Giverny afin de se procurer ces nouvelles variétés colorées, qui seront une source inépuisable d’inspiration. 

 

L’artiste tient à remercier le Jardin botanique de Lyon ainsi que les établissements botaniques Latour-Marliac au Temple-sur-Lot.

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